Extrait FSKL Numero 92
J' ai été fort embarrassé lorsque Victor Coelho et Benoît Robert m'ont demandé, pour FSKL, une petite contribution sur ce thème qui poursuit chacun de nous depuis notre 50e anniversaire : «transmettre ». Que dire en effet, dès lors que l'on considère que l'on a soi-même aucun conseil à donner sur la manière d'organiser la transmission au sein de l'Ecole qui est la nôtre? Un peu de pratique m' a pourtant fourni une idée, au cours du stage technique régional organisé par Victor à Orléans en janvier dernier (2015 NdlR), qu'il m'avait invité à diriger.
Au fil des entraînements, deux questions portant sur le passé me sont progressivement apparues : « Comment Daniel Chemla transmettait -il ? » ; « que transmettait -il ? »
Curieusement, c'est plus de quarante années après mes débuts à FSK, sous sa direction, que ce qu' il transmettait et la manière dont il le faisait me revient avec le plus de netteté. Je ne parle ici que pour mon propre compte, c' est à dire pour les années qui se sont écoulées du début des années 1970 jusqu'au départ de Daniel aux Etats-Unis, au début de la décennie suivante: nous restons assez peu nombreux, aujourd'hui, à avoir bénéficié durablement de cette transmission là.
Commençons par dire que la transmission en question était plutôt rugueuse: c' était à chacun, au début, de se hisser pas à pas au niveau minimal permettant de se voir transmettre l'enseignement de Daniel, de tenter d'accrocher son wagon à un train apparemment aveugle, et qui avait pour habitude de passer sans beaucoup s' arrêter. Ainsi par exemple : les exercices que proposait Daniel en début de cours s'enchaînaient vite, si vite parfois ue l'on en avait changé avant même d' avoir commencé de réaliser ce dont il était question. Quant aux commentaires, ils étaient sans indulgence aucune, je prie chacun de le croire.Bref, la chose était d' emblée parfaitement claire : la transmission par Daniel de l'immense savoir que recèle notre Ecole, via maître Ohshima, devait se mériter, et voilà tout. Et lorsque l'on était peu doué, mieux valait se montrer assez patient.
En y réfléchissant et en laissant les images de l'enseignement de Daniel remonter à ma mémoire, comme elles le font avec de plus en plus d' intensité à présent, je me rends compte que bon nombre d' exercices pratiques transmis par lui ont souvent disparu de nos entraînements, et c'est pourquoi j'ai eu tant de plaisir à en proposer certains à Orléans, en janvier dernier. Des exercices souvent très pédagogiques, permettant de comprendre, ou tout au moins d'approcher de biais, des choses plus difficiles à aborder de front. Par exemple, ce kumité dans lequel Daniel excellait: un combat à longue distance où les adversaires pratiquent uraken de manière symétrique ; une sorte d' hybridation du jyu-ippon-kumité et du jyu-kumité à longue distance, dont la pratique permettait de mieux comprendre le premier et le second.
Mais la transmission par Daniel n'était pas seulement affaire de pédagogie, d'éducatifs et d' exercices spécifiques. Tout autant, elle était une pratique avec lui, au titre d'adversaire. Ce qui me frappe beaucoup aujourd'hui , en y repensant, c'était l'incroyable netteté de sa mise en place. En un instant, son visage n'exprimait plus rien, tandis que son « accroche » sur vous était si mordante qu'elle ne vous laissait aucun répit. Le coup suivait immédiatement, au prix d'une surprise souvent totale.
J' ai souvenir d' une autre transmission : celle de son kata favori, Jutte. Lors de l'un de ses retours en France, au cours des années 1990, Daniel avait accepté de donner un entraînement «privé» à quelques-uns de ses juniors travaillant le kata en question. Je n'oublierai jamais ce moment, qui fut pourtant assez bref. Il n'y eut, je crois, pas la moindre explication technique de sa part : en tête du petit groupe, Daniel enchaînait tout simplement son Jutte habituel. Sa vitesse d' exécution était inouïe, empêchant quiconque de suivre son rythme personnel ; quant à la violence mise dans chaque geste de ce kata pourtant purement défensif, elle était presque effrayante. Si je pense avoir senti ce jour-là à quel point un Jutte de ce type me serait à tout jamais inaccessible, je continue pourtant de le pratiquer, pour cette seule raison peut-être que Daniel le transmettait.
Stephane Audoin-Rouzeau